Virtual Urbanity
~ Paul Virilio - Adrien Sina 1996

[ Virtual Urbanity:
The Continuum Body-World in Real Time ]

Discussions : Paul Virilio - Adrien Sina



Fragment 1 :


Adrien Sina: une de mes interrogations est qu'il y a des permutations, des inversions dans la définition- même de l'art ou de l'architecture qui doivent nous donner à réfléchir sur le sens de nos interventions sur la ville. J'ai vu l'uvre de survie des sans-abris de Los Angeles. Il s'agit de structures éphémères déployées de façon très discrète. Il y a là une richesse de dialogue avec l'espace de ville, de symbiose corporelle avec la chair de la ville. Ils se mettent dans des rues où il y a déjà un réseau de lieux humanitaires ou associatifs. Ils sont dehors parce qu'ils sont des pauvres de seconde classe, exclus même des foyers d'accueil qui pourtant leur sont destinés. Alors ils gravitent tout autour

Paul Virilio: ils sont dans la petite banlieue



Adrien Sina: dans la petite banlieue des petits centres. Il y a une délicatesse dans leur insertion dans la ville et dans leurs réseaux éphémères

Paul Virilio: pareil au japon
Adrien Sina: absolument, une délicatesse, une modestie, une esthétique de la discrétion

Paul Virilio: d'humilité

Adrien Sina: cette humilité qui marque l'esprit lorsqu'on voit leur urbanisme par rapport à l'urbanisme arrogant des quartiers d'affaire et à ses mises en scènes monumentales. Et peut-être que cette humilité diffuse est un matériau de réflexion pour l'urbanisme futur qui de toute façon devra tenir compte de la place accordée à chacun. Il est indispensable de recentrer la réflexion et de dire quel est le sujet de cette civilisation vers laquelle nous nous acheminons. Le sujet de ce monde n'est pas l'information ni le virtuel ni la vitesse, c'est l'Homme qui doit négocier son avenir avec ces nouveaux paramètres qui le remettent en question

Paul Virilio: il n'y a pas d'au-delà de l'Homme. Vous savez, il y a une phrase extraordinaire sur laquelle je travaille en ce moment. C'est une phrase d'Hildegarde de Bingen qui est une grande femme visionnaire, Sainte Hildegarde, une femme qui a fait de la musique... Elle dit cette phrase qui est extraordinaire "l'Homme est la clôture des merveilles de Dieu", le mot clé c'est clôture. Cela veut dire que l'Homme n'est pas le centre du monde, il est la fin du monde. Il n'y a pas d'au-delà de l'Homme. Or en ce moment on est en train de nous dire que la technique est l'au-delà de l'Homme. L'Homme bionique, l'hyper-corps comme on l'a dit, c'est un corps qui serait supérieur au corps propre, ce qui est absolument délirant

Adrien Sina: ces positions reprennent cette fascination pour le grand pouvoir probablement comparable à la fascination qui s'est produite face au Nazisme

Paul Virilio: absolument, on est en train d'y retourner

Adrien Sina: on est en train d'y revenir et le mythe du pouvoir absolu et de l'hégémonie est au cur de la définition-même de la technique. Mais il y a aussi aujourd'hui une indifférenciation de toutes les composantes du réel, dans la mesure où tout peut se valoir

Paul Virilio: tout peut basculer, d'un côté ou de l'autre

Adrien Sina: dans ces conditions la question de l'Éthique devient une urgence. Je suis très sensible aux anciens, Platon ou Aristote, qui écrivaient les Météores, la Physique, les Mathématiques et dans la même foulée écrivaient la Poétique et l'Éthique

Paul Virilio: c'était ça les philosophes

Adrien Sina: et ce problème est le plus oublié de tous, la plus grande lacune de cette civilisation. "Les Matrice d'une Éthique Planétaire" sont une réflexion qui vient à la suite de beaucoup de désillusions. La désillusion face à toutes les actions fines que chacun peut mener et qui ne seront jamais entendues par cette logique planétaire qui broie l'Homme et continuera à broyer le destin de millions de personnes, le chômage, les bidonvilles, la démographie qui va augmenter, comment va-t-on gouverner toute cette population planétaire, quelles structures démocratiques, quelle équité, quelle Éthique

Paul Virilio: c'est une bombe, la troisième bombe comme disait Einstein : Bombe atomique, Bombe informatique, Bombe démographique



Adrien Sina: et s'il n'y a pas là un contre-pouvoir, un contrepoids pour appuyer une réflexion Éthique, non un comité éthique qui dit s'il faut ou pas poursuivre telle ou telle expérience scientifique, mais une Éthique du quotidien forgée et mise à l'épreuve par ceux qui sont réellement concernés, à la fois les victimes et ceux qui sont au pouvoir

Paul Virilio: Il n'y a pas d'esthétique sans éthique et pas d'éthique sans esthétique

Adrien Sina: c'est le même mot

Paul Virilio: c'est le même mot, la même racine et on n'est pas les seuls à le dire, Gombrovitch l'a dit et beaucoup d'autres... c'est sûr qu'en liquidant l'éthique on liquide l'esthétique et inversement

Adrien Sina: et je suis arrivé au point où je me dis que l'éthique pose la question de ce Territoire que l'on n'a jamais réellement partagé avec aucune minorité

Paul Virilio: d'où la crise générale de la ville. Maintenant le problème du Tiers-monde n'est pas un problème géographique, c'est un problème urbain. La tiers-mondisation c'est toutes les villes. Bien sûr qu'il y a des continents abandonnés comme l'Afrique, mais maintenant la tiers-mondisation n'est pas dans l'étendue des territoires, elle est dans les cités

Adrien Sina: aux centre-villes

Paul Virilio: aux centre-villes, et bientôt le Tiers-Monde sera dans toutes les villes, non seulement Calcuta, le Caire, Washington, mais n'importe où. Il y a une tiers-mondisation urbaine qui n'est pas de même nature que la tiers-mondisation nationale, qui est en train d'arriver.

Paris, Vendredi 17 Décembre 1995.





Fragment 2 :




Adrien Sina:
une de mes préoccupations avec la nécessaire reformulation de la place du corps dans cet civilisation technologique et planétaire est la question que vous évoquiez :"Quelle est la ville qui sortira du temps réel ?", quelle est la ville qui sortira de cette "écologie grise", de cette pollution de l'espace. Il est toujours possible de faire de l'architecture avec toute une poétique de l'Homme, mais l'urgence est ailleurs: reposer la question de la ville et de ceux qui sont dehors, reposer la question de l'altérité, où placer l'Autre, où placer cette altérité?
Avant, dans le monde tribal ou féodal, l'Autre occupait un en-dehors localisable qui lui était propre, le forgeron occupait les faubourgs, le banni les limites de la cité. Il y avait un en-dehors. Aujourd'hui, la ville est planétaire, sans fin, sans localisation précise il n'y a même plus cet ailleurs pour donner asile à l'exclu, même plus cet en-dehors

Paul Virilio: ou, il n'y a que de l'en-dehors: "outland"

Adrien Sina: cette réflexion est une urgence et j'aimerai que nous puissions continuer avec cette interrogation : peut-être que la ville de demain n'est plus une question de design ou d'utopie formelle, peut-être que cet espace virtuel et planétaire passe par l'apparition de nouveaux lieux où la tâche de l'architecte devrait s'exercer, telle l'émergence d'un espace Éthique ou juridique. La cité, à une époque, était politique, marchande ou industrielle, elle était militaire protégée par une enceinte. Peut-être que l'Éthique pourra être un concept pour l'équilibre de la ville. Vous aviez dit que la ville actuelle était le cadeau de la perspective du quatrocento. Au Japon je parlais avec un ami architecte de la nouvelle génération qui me montrait côte à côte deux dessins de la ville. Le dessin perspectiviste avec toutes les maisons et toute la mise en scène des axes urbains était occidental. L'autre, de la même époque, était japonais. Sur ce dessin il y avait aussi des maisons - avec une grande précision - entourées de petits bonsaïs, mais il n'y avait pas d'autre structure géométrique, les maisons étaient reliées par des nuages dorés, par une texture immatérielle et intangible. Il y a cette évaporation énigmatique des paramètres classiques de l'espace et du temps dans la culture japonaise.
Mais il y a aussi la ville des sans-abris, cette "dis-location" cette errance indéfinie, cette perte des distances et des repères temporels : ils n'ont plus de lieu, il n'ont plus de nuit ni de jour, ils n'ont qu'une solution qui est de survivre. Ce même phénomène fait partie des invariants de la civilisation technologique actuelle où il ne reste plus qu'une seule finalité, où toutes les autres pluralités disparaissent en faveur de cette appauvrissante monotonie. Ce paralélisme fait qu'au lieu de porter un regard misérabiliste sur les pauvres nous avons peut-être à y voir quelques signes de la civilisation à venir

Paul Virilio: les pauvres sont l'avant-garde. Il l'ont toujours été, et c'est Biblique. Les pauvres sont les prophètes du malheur, du bonheur à venir. C'est-à-dire qu'il y a dans la simplicité du pauvre, de l'Autre-pauvre, comme disait Lévinas, une figure de nous-mêmes. Nous sommes tous infiniment pauvres puisque mortels. Nous finirons dans la pauvreté de la mort, nous finirons notre carrière terrestre dans la pauvreté mortel de la mort et on le voit aussi bien pour Lévinas qui est mort, que pour Mittérand, que pour Rabin ou pour Gilles Deleuze. je crois qu'effectivement la pauvreté aujourd'hui nous interroge sur la réalité, parce que si je parle en tant que urbaniste en ce moment, la grande question qui se pose c'est où loger le virtuel et comment loger le virtuel ? Je rappelle que le virtuel s'oppose à l'actuel et non pas au réel. Le réel est composé du virtuel et de l'actuel - passage à l'acte. La question aujourd'hui, avec le développement, la globalisation du virtuel, la mondialisation, c'est la virtualisation de l'espace mondial, c'est rien d'autre. C'est-à-dire que le virtuel se globalise, se mondialise.

Quelqu'un, hier soir, à une causerie autour de mon livre me disait : mais c'était déjà pareil le téléphone. J'ai dit oui, bien sur mais ce n'était que le commencement. Or aujourd'hui nous assistons à la synthèse de ce que le téléphone a ébauché dans la virtualité d'une onde sonore et d'une voix qui venait à ma rencontre. Aujourd'hui on en est non seulement arrivé à la télé-audition, à la télé-vision, à la télé-action, à la télé-olfaction, on en est à la complétude, à la plénitude de la virtualisation, non seulement du son, de la vision, mais du corps, puisqu'on peut télé-toucher, télé-sentir, télé-agir, et même télé-aimer. La question est donc, où loger le virtuel, sachant qu'on est tous logé dans le virtuel de la mondialisation. C'est-à-dire que la ville qui vient est une ville virtuelle, une ville-monde virtuelle et que nous sommes, nous-même en tant qu'Homme - c'est pour ça qu'il y a autant de chômeurs - logés dans la virtualisation du marché, dans la virtualisation de l'économie-monde. Et donc le problème de l'architecte - je vais d'abord parler de l'architecte - c'est où loger le virtuel, qu'est ce que le virtuel, celui dont on vient de parler, celui qui concerne le corps quasiment dans son intégralité, où le loger dans la maison et comment parler de la ville à partir de cette question. C'est une question qui nous dépasse tous. Une question pour laquelle on n'a pas de réponse, mais c'est surtout une question qu'on n'a pas réellement posé et que j'essaye de poser - il y a des résistance à ça.
Ça c'est la première réponse que je peux donner : où loger le virtuel dans la mesure où nous logeons nous-mêmes dans une globalisation des relations inter-personnelles qui est une forme de la ville, une forme invisible mais une forme active, une forme qui est déjà là.

Adrien Sina: Je me demande si dans une certaine mesure chez les anciens, chez les présocratiques, la question de l'Être, le fondement de leur philosophie n'était pas le lieu où on logeait du virtuel comme surgissement dans la présence. Les marins grecs à leur tour interagissaient avec le monde virtuel des créatures de la mythologie, avec les monstres ou les divinités qui surgissaient dans la présence, au delà des horizons connus ou des Colonnes d'Héraclès

Paul Virilio: mais attention de ne pas, à la manière de Foucault, en revenir aux anciens pour parler de la virtualité dont on parle en ce moment. Bien évidement que la notion de virtualité fait partie de la philosophie antique. Celle dont on parle est une virtualité technique qui est le produit d'un mode de pensée qui n'a que peu de chose à voir - relire Heidegger - avec la philosophie antique

Adrien Sina: et si on se place dans une perspective de dépassement de la technique ?

Paul Virilio: oui, mais on n'en est pas là, on est dépassé par elle en ce moment ! Le virtuel dont on parle, et c'est souvent là où il y a des malentendus avec certains amis, je pense à Pierre Lévy, c'est que c'est le virtuel des technologies de la télé-présence. Quand je parle de virtuel je reprends le titre de mon cours au Collège International de Philosophie : la télé-présence c'est quoi ? Quand les anciens parlaient du virtuel, ils ne parlaient pas de la télé-présence permise par les télé-technologies de la communication. Il faut donc sérier, même si la question que vous posez il faudra la reprendre, parce qu'il est évident que la philosophie antique a beaucoup de choses à nous dire. Mais, je crois qu'il faut commencer par le fait que la technique nous domine avant de se référer à la philosophie antique. À mon avis une des impasses de la philosophie contemporaine est de revenir aux antiques pour interpréter la modernité. Je crois qu'il y a une coupure qu'on peut appeler épistémologique ou cataclysmique - à mon avis plutôt cataclysmique - qui s'est crée avec la modernité au XIXe siècle et qui s'est accomplie dans sa terreur avec Hiroshima et Nagazaki et qui se développe aujourd'hui avec la Bombe Informatique dont parle Einstein et qui pose de grandes questions et avant d'aller chercher des équivalents dans la pensée antique il faut répondre aux questions qui nous sont posées aujourd'hui par la technique

Adrien Sina: je suis tout à fait d'accord avec vous. En parlant du monde antique, je souhaitais surtout évoquer cette cohérence qui enracinait certaines questions de fond aussi bien dans l'espace du quotidien, dans l'espace poétique, dans l'espace mathématique des sciences ou dans l'espace de la géographie. Est-ce que cette même question de virtualité peut constituer aujourd'hui avec autant d'enchaînement et de cohérence l'espace de la pensée et des théories contemporaines, depuis les mathématiques à la physique ou à l'éthique?

Paul Virilio: la question est trop vaste. Le propre d'une question est de délimiter un champ

Adrien Sina: tout ceci pour tenter d'approcher mieux le "où". La question "où loger le virtuel" demande de le définir, parce que le "où" qui localise du virtuel n'a plus du tout le même sens

Paul Virilio: je reprenais là la question de l'habitat. Mon "où" était relatif à l'architecture. Il n'était pas relié au "où" du hic et nunc dont je parle par ailleurs. L'architecte aujourd'hui a à se poser la question du où loger le virtuel dans l'architecture, ou si on préfère dans l'habitat. Et à partir du moment où on pose cette question on peut poser d'autres questions parce qu'on a un peu cadré, donné un gabarit à la question. Et je crois que même cette question-là n'est pas posée. Quand je dis aux gens : regardez un vestibule, c'est un espace semi-public semi-privé; regardez un sas de décompression, c'est un espace semi-intérieur semi-extérieur; regardez une cabine téléphonique, c'est un vestibule sonore, auditif, essayons d'aborder la question de cette virtualité-là. Une cabine téléphonique est déjà un vestibule virtuel pour le son. Donc, essayons d'aborder par des équivalents. Un lit-armoire breton - je suis breton par ma mère - est une quasi-chambre: le mot quasi et le mot virtuel. Qu'est ce qu'un lit-armoire, qu'est ce que c'est qu'une alcôve par rapport à une chambre, qu'est ce que c'est que le capsule-hôtel de Kurosawa par rapport à la chambre d'hôtel traditionnelle. Déjà des quasi-réponses se précisent. Moi je travaille toujours comme ça par accumulations qui sont à la fois logiques, visibles et visuelles - pour ne pas dire plus - du problème.

Alors quand on me dit : non, il faut partir du simulateur, je dis : non non, le simulateur je suis désolé, justement le simulateur a isolé les questions que j'essaye de poser, il les a rejeté. Un simulateur est une alcôve pour le pilote, mais son cockpit en est aussi un, la preuve c'est qu'on peut confondre le cockpit et le simulateur, puisque certains appareils de combat sont maintenant équipés en cockpit virtuel, c'est-à-dire qu'ils peuvent décoller avec leur avion en pleine nuit, brancher leur cockpit en virtuel et voler en plein jour, c'est-à-dire que les capteurs permettent avec un suivi du terrain - radar et autre - de donner une vision de plein jour alors que je vole de nuit, c'est-à-dire que le cockpit et le simulateur sont devenus une seule et même chose. Alors c'est le cockpit ou c'est un casque, peu importe. J'ai envie de dire que ça c'est des questions basiques auxquelles on pourrait commencer à répondre et moi j'aimerai bien qu'on essaye de d'y répondre.

Maintenant il y a une autre manière d'aborder la question du "où", c'est la question du corps, la corporéité. Les deux arts qui m'intéressent maintenant - en-dehors de la musique - c'est la danse parce qu'elle réfère au corps et c'est l'installation vidéo. Je dis bien l'installation, pas la vidéo - je m'intéresse pas à la vidéo - ce qui m'intéresse c'est les installations vidéo, à cheval entre le virtuel et l'actuel, où l'image est active, elle n'est pas simplement un film vidéo. Et c'est là où des gens comme Michael Snow - à mon avis la Région Centrale est une des grandes uvres historiques - c'est comme Marcel Duchamp, Bill Viola, d'autres...



Donc, la question du corps. Qu'en est-il du corps ? Cet été j'ai rencontré un de mes lecteurs que j'admire beaucoup qui est William Forsythe et on va faire un livre ensemble. Après, il m'a invité au théâtre du Châtelet pour assister aux répétitions qui sont bien plus intéressantes d'ailleurs, pour quelqu'un qui s'intéresse au corps, que la danse elle-même. Et la dernière chose que je lui ai dite, ce que j'avais dit aussi à Atom-Egoyan, c'est : méfiez-vous du virtuel, vous êtes les derniers garants du réel, de l'actuel, du réel dans sa phase actuelle, c'est-à-dire l'acte du corps; vous êtes, vous les chorégraphes les derniers gardiens du corps, avec les hommes du théâtre bien sûr. Et il m'a dit : mais un sofa est déjà du virtuel, alors je lui ai dit : oui, j'ai écrit ça, que le confort est déjà une virtualisation du rapport au corps, mais là encore ce qui se prépare - la globalisation du virtuel - est bien plus grave que le siège Pullmann par rapport au confort du corps. À partir du moment où l'homme et la femme deviennent surnuméraires, ne sont plus nécessaire à la destruction - on va bien supprimer la conscription, on n'a plus besoin des soldats, on a besoin des robots et des armes - que reste-t-il de l'être, que reste-t-il du corps, de la corporéité, donc de la réalité active du corps. Ça aussi c'est une autre manière d'aborder la question, d'où mon combat contre le Cybersex, non pas un combat moral au sens étroit, mais moral au sens supérieur. Le Cybersex est d'une certaine façon la fin du corps. Si l'on peut aimer son lointain comme soi-même, comme le souhaitait Nietzsche, on a perdu le corps au profit d'impulsions et au profits de l'électricité sexuelle comme le disaient les futuristes. L'électricité sexuelle c'est le futur, c'est qu'effectivement on fait l'amour avec une machine même si ces impulsions sont plus ou moins transformées à partir d'un corps. Là il y a une énorme question et la Cybersexualité - je préfère parler de télé-sexualité est un aboutissement et d'une certaine façon une fin, une chute. C'est la chute des corps.

Si même l'amour entre êtres peut être téléguidé, par l'électricité, nous réalisons l'Eve future de Villiers de l'Isle-Adam, nous réalisons la féminité virtuelle, virtuel dans le sens total, et donc nous perdons l'être. Je suis désolé, il n'y a pas d'être sans la sexualité. Donc, on est aussi devant une autre question. De quoi s'agit-il, ce n'est pas envisagé non plus. Chaque fois que j'essaye de dire ça, on rigole. Et ce qui me rend furieux - je n'ai pas l'habitude, si on lit tout mes livres je ne parle jamais de sexe, si j'en parle c'est parce que c'est extraordinairement tragique et c'est pas du tout rigolo. Je ne suis pas du tout un homme prude, je peux parler des choses érotiques, je le fais pas souvent mais je peux le faire. Mais quand j'écris je ne peux pas rigoler avec ça , parce que pour moi c'est la fin, c'est la chute.

Donc là encore il y a une autre entrée dans le question. Et là, la question de la pauvreté revient. C'est la pauvreté absolue, c'est l'homme perdu. C'est pas l'homme perdu au sens du pauvre perdu parce qu'il n'a pas de quoi vivre, c'est l'homme qui n'est plus rien, qui n'est plus qu'un surnuméraire, qu'un homme inutile. Inutile comme pro-créateur, homme ou femme, comme pro-ducteur ou comme destructeur. C'est une question tellement énorme qu'elle mérite au moins d'être posée, mais elle devra être posée à plusieurs, par des philosophes, par des médecins, par des femmes, des hommes, par des prêtres, par des religieux. Elle n'est pas posée, c'est pour ça que j'étais content de voir que le Vatican avait fait un colloque sur la Cybersexualité en Mai dernier - je l'ai cité dans mon livre - alors que moi j'écrivais là-dessus depuis déjà un an. Donc, là aussi il y a une grande question.

On n'a pas l'air de parler de la ville, là, mais on en parle. La ville est le lieu du peuplement. La ville n'est pas simplement un problème de rempart, de politique, c'est un problème de démographie. La ville est comme on le dit en Israël, une colonie de peuplement. Le mot colonie de peuplement est antérieur à ville. Les villes d'origine sont des villes tribales : les tribus d'Israël, pour reprendre l'Ancien Testament. On est là devant un phénomène qui est démographique à travers une unité éthnique et tribale. Or c'est à partir de Jérusalem et à partir des villes telles qu'on les connaît qui ne sont plus des villes tribales que la question de la démographie va s'ouvrir au-delà de l'éthnie à la Cosmopolis, c'est-à-dire à la rencontre de l'étrange étranger qui ne fait pas partie de ma tribu. Et c'est la grandeur de la ville, le grandeur de Jérusalem que d'être la ville des autres et pas la ville des siens comme les villes tribales des origines. Donc là aussi il y a d'énormes questions.

Adrien Sina: une des interrogations des Fluctuations Fugitives avec l'installation vidéo de Liz Diller + Ricardo Scofidio est la question du Sujet déclinée à travers une histoire de crime

Paul Virilio: on a travaillé ensemble pour leur livre sur le Tourisme de Guerre, vous avez dû le voir, le livre vert

Adrien Sina: tout à fait. Et là avec la question du crime, une autre particularité apparaît : le corps a une présence qui se met en jeu dans des situations spatialement détectables ou compromettantes. Une narrativité se met en place autour du secret, de la sensualité ou de l'alibi spatial. En parallèle, il y a les crimes technologiques où le corps ne laisse pas de trace tangible cependant qu'il y a de plus en plus de technologies de détection et de surveillance. Là ce sont des programmes informatiques qui réalisent des fraudes sur le réseau, sans que le sujet coupable puisse être repéré

Paul Virilio: ou même posé

Adrien Sina: dans le monde antique, en Grèce comme au Japon, le sujet était fondu dans un environnement

Paul Virilio: il était au-monde

Adrien Sina: il était au-monde et il se souvenait de son isolement lorsqu'il devenait coupable et qu'il devait se défendre. Le sujet prenait brusquement du relief, se détachait du monde face à une question juridique qui le relocalisait en tant que corps. Je pense que les questions éthiques seraient probablement les derniers régulateurs possibles pour le monde à venir, dans la mesure où plus aucune régulation n'est possible ni avec la technologie, ni avec ce sujet tantôt tactile et tantôt diffus qui ne se soumet à aucune localisation tangible. Peut-être que de cette tension entre démographie, technologie et vide juridique pourrait émerger une réflexion éthique sur la ville à venir

Paul Virilio: alors d'un autre côté, la ville est contestée par les nouvelles technologies. Elle est en même temps renforcée et contestée. C'est-à-dire que à la fois les villes deviennent la banlieuede la ville virtuelle. Toutes les villes réelles sont la banlieue visible de la ville virtuelle invisible, de l'hypercentre des télecommunications, mais en même temps ce qui fait la ville, c'est-à-dire la nécessité de se réunir pour se retrouver disparaît, puisqu'on peut agir à distance. Le mot télé est plus important que tout ce qu'on a mit d'ailleurs au-delà. À mon avis, avec télé on a tout dit, c'est pour ça que je préfère télésexualité à Cybersexualité. Il est sûr que la ville est à la fois hyper-renforcée et on le voit dans les mégacités, dans les villes-mondes, Singapour, Tokyo,le Caire, Mexico etc. C'est des villes monstres. Est-ce que c'est encore des villes je n'en suis pas sûr. Je pense qu'il y a là une question sans réponse, parce que au même moment où on a cette contraction sur les hypercentres réels que sont les grandes cités, ces villes-mondes, au même moment la nécessité de se réunir est contestée par la possibilité de l'action et de la présence à distance, de la téléprésence.

Donc on peut dire que les villes-mondes sont des métastases de la destruction de la ville. C'est un hypothèse qui en tous les cas a été posée. Le fait qu'une ville fasse 40 million d'habitants, 32 million pour Tokyo, l'équivalent à peu près pour Mexico etc. peut être considéré comme l'assomption de la ville, sa réussite absolue ou bien sa métastase. C'est une option, on n'a pas encore tranché. Moi, j'irai plutôt vers la métastase, c'est-à-dire que ces villes-là ne seraient pas des modèles d'urbanisme mais des modèles de la dissolution des villes dans un ensemble qui n'est plus urbain et qui n'est plus une banlieue qui est quelque chose qu'il faudra analyser.

Et puis alors l'autre aspect est effectivement qu'en est-il de l'urbanisation du temps réel c'est-à-dire de ce centre qui échappe au corps, qui échappe à la nécessité de la présence et de la rencontre de l'autre. Qu'est ce que c'est que cette urbanité-là? Il y a une urbanité. L'urbanité du prochain est remplacée par l'urbanité du lointain. L'urbanité du prochain c'est la ville réelle, c'est l'espace réel qui domine : centre, périphérie et géométrie. Dans l'urbanité du lointain dont le comble est la télé-sexualité, mais c'est aussi le télé-crime, le télé-travail, la télé-conférence ou la télé-bourse, là se pose une autre urbanité. L'urbanisation du temps réel on ne sait pas ce que c'est. on le met en place sans savoir ce que c'est. Et il y a une déchirure entre les deux, une perte. Comme je dis toujours il faut reconnaître qu'il n'y a pas d'acquis sans perte. S'il y a plein de voitures dans les rues c'est parce qu'il n'y a plus de chevaux. Si demain il n'y a plus de voiture c'est parce qu'il y aura autre chose qui l'aura remplacé. Si on prend l'ascenseur on perd l'escalier, même s'il est là il est mort. Il est là bien sûr, il est de secours. Est ce qu'on va vers des villes de secours? Est-ce que toutes les villes - je fais une image - ne vont pas devenir des villes de secours devant la télé-ville, la ville virtuelle qui sera l'ascenseur dans la métaphore de la loi de moindre action: ascenseur/escalier? Est-ce que les villes réelles ne deviendront pas l'escalier, c'est-à-dire une chose qui ne sert qu'au cas où, pour les grosses livraisons ou quand il y a un incendie et puis par contre l'essentiel se joue dans l'ascenseur, c'est-à-dire dans la télé-ville, dans la ville virtuelle. Où est la perte? Il y a une perte dans la déchirure de la ville. ou bien on nie comme la plupart des urbaniste la réalité d'une ville virtuelle, d'une urbanisation du temps réel, on dit : non non, ça marche pas, c'est autre chose, la ville réelle c'est ce qui compte, c'est la matérialité qui compte et dans ce cas-là la question, elle ne se pose pas, ou bien moi je dis qu'elle se pose, c'est-à-dire qu'il va y avoir deux villes, une ville du temps réel et une ville de l'espace réel, et qu'il va falloir loger l'une dans l'autre, sinon on accepte la rupture.



Alors la rupture ça serait quoi? La rupture absolue, ça serait l'Homme-ville, non plus la ville à domicile de la télé-action, de la télé-vision où la ville est à domicile, où l'on peut dire que le journal de 20h est une place publique où on "se retrouve" (entre guillemets). Donc la question se pose, après la ville à domicile, at home, on aurait la ville en soi, l'Homme-ville c'est-à-dire le nomade idéalisé qui hyper-équipé serait une sorte de micro-ville dont le téléphone modulaire est une image, dont les greffes dans le corps de mémoires additionnelles, dont le nouveau téléphone modulaire dans l'oreille qui remplacera le téléphone modulaire actuel serait une image. C'est une possibilité. La ville à domicile, elle existe déjà, quand on est devant sa télévision à 20h on participe à la ville. On participe comment, ça c'est un autre problème . On participe, on ne peut pas dire plus. Or si la ville est possible à domicile, elle est possible sur soi. Si elle est possible chez soi, elle est possible sur soi, en soi. Et dont l'être-planète, l'Homme-planète, l'Homme nomade absolue, dont l'image que j'ai au dessus de mon bureau - c'est Carpenter qui est autour de la Terre dans son petit machin, vous connaissez cette vision d'apesanteur de Scott Carpenter qui est en train de dériver avec son fauteuil qui est devenu un satellite de la Terre, l'Homme-planète - c'est effectivement l'Homme-ville-monde dont la recherche est très avancée chez les militaires. Les nouvelles technologies voudraient que le guerrier de demain soit un homme glocal c'est-à-dire branché sur le PC central et en même temps sur le front, c'est-à-dire une sorte de micro-processeur ayant toutes les puissances mais en même temps branché d'une manière cybernétique sur l'État-Major et au contact de l'adversaire. Donc la ville sur soi est une possibilité à imaginer après la ville chez soi. Tout ça c'est des questions ouvertes qui peuvent être fouillées et qui doivent l'être parce qu'elles sont toutes en question mais personne n'ose en parler. On dit nomade, encore une fois le mot ne convient pas. Je dis toujours qu'aujourd'hui il n'y a que des sédentaires, que dans un avion on est sédentaire, que dans un train on est sédentaire, que dans une voiture à part le pilote on est quasiment un sédentaire, que sur une moto on l'est moins parce que ça fatigue mais que la tendance est à l'inertie polaire, c'est-à-dire à la fixité. Enfin, on peut admettre le terme de nomadismes, mais à mon avis il masque la réalité.

Adrien Sina: la mobilité n'implique pas le nomadisme, il y a aussi un esprit

Paul Virilio: je n'étais pas d'accord avec Guattari d'ailleurs là-dessus. Je lui disais, non, mon Dieu! quand on est dans un avion on n'est pas des nomades! moi j'ai lu Marco Polo, je suis désolé, ça c'est des nomades, il faut marcher, il faut se fatiguer pour être un nomade, il ne faut pas être transporté, véhiculé, bagagé

Adrien Sina: le nomadisme a une dimension d'aventure, lorsqu'on va simplement d'une ville à une autre il n'y a plus d'inattendu, plus de découverte

Paul Virilio: et puis on n'y va même pas, on y est mené, on est voyagé, on est rêvé. On ne rêve pas, on ne voyage pas, on est voyagé, on est rêvé. Vous voyez, les question qu'on pose là, ce sont des questions auxquelles personnes n'a répondu parce que personne ne veut vraiment les poser et en tout cas pas chez les urbanistes. quand je vois le livre de François Ascuer "Métapolis" où il reprend bien des éléments de mes propres livres sur la Métacité, c'est pour contester, c'est pour dire que je suis futuriste etc. Chaque fois qu'on essaye de poser une question comme celle qu'on essaye de poser on est interdit de séjour, en France. Moi j'ai rarement l'occasion de développer ça. Donc, je veux dire qu'il y a là un blocage, un énorme blocage.

Adrien Sina: je suis très sensible au fait que vous mettiez la question du corps à la confluence de toutes les autres questions : la ville, la planète et puis le virtuel et la technologie

Paul Virilio: je vais aller plus loin, vous voyez. Je l'ai dit dans mon livre et je l'ai développé avec le Président de Chrétien Sida qui est un Père dominicain. La question du préservatif est une question qu'il faut élargir. La télé-sexualité est la suite du débat sur le préservatif, la suite du débat sur le harcèlement sexuelle. C'est-à-dire que d'une certaine façon la question du Sida pose la question de la fin du contact. Et pas de manière contaminatrice seulement par rapport à un épidémie, à un virus ou à une épidémiologie, non, par rapport à un statut des corps. Et d'une certaine façon le débat sur le préservatif enclenche la grande question du préservatif universel dont la Cybersexualité est une modalité qui dénonce la fin du contact, la disruption. Disruption qu'est l'assomption du télé. Si le télé se développe avec la virtualité, la disruption, la désintégration est à l'ordre du jour et le débat sur le préservatif est en réalité une manière très fine d'introduire à travers le décontamination la désintégration. Il y a un vrai débat et c'est pour ça que le débat entre les religieux, le Pape ou l'Abbé Pierre et ceux qui travaillent sur le Sida est une énorme question. Et c'est pour ça que j'étais extrêmement furieux quand les gens de Act-up ont insulté, sifflé l'Abbé Pierre à propos du Sida, à propos du préservatif. il n'est pas contre le préservatif l'Abbé Pierre, mais il posait des bémols. et moi je posais des bémols à un autre niveau, vous voyez, non plus au niveau du Sida, mais au niveau de ce que le préservatif à partir du Sida pose comme question sur le contact. On commence par une membrane et on finit par l'électro-sexualité.



Adrien Sina: cette question s'est posée il y a 1,5 milliard d'années avec la sexualisation des cellules

Paul Virilio: bien sûr

Adrien Sina: il y a eu une nécessité de contact pour que la cellule puisse jouer l'Évolution sur le mode de l'hybridation, de la mutation et de la sélection. S'il y a perte de contact nous sommes peut-être à l'aube d'une toute autre histoire de l'Évolution

Paul Virilio: c'est une question aussi grave. On sait à quel point Einstein a dit vrai en parlant des 3 Bombes. La Bombe Atomique a enclenché la possibilité de la désintégration des éléments qui constituent le monde. Non pas au niveau des stratégies militaires, mais au niveau du principe on a enclenché le processus.
Quand Oppenheimer en 45 appuie sur le bouton - à Trinity Site avant Hiroshima - pour faire sauter la première bombe, ils ne savent pas où ça va s'arrêter la réaction en chaîne. Ils appuyent quand-même. Ça peut les brûler d'ailleurs complètement, puis détruire peut-être la moitié des États-Unis. la réaction en chaîne, ils n'ont jamais vu ça. Donc ils ne savent pas où ça s'arrête. D'ailleurs ils le disent: on ne sait pas où ça s'arrête, peut-être c'est un État entier qui passe et nous avec - puisqu'ils n'étaient pas très loin - peut-être c'est la moitié des États-Unis, on n'en sait rien... Première Bombe, première disruption.

Deuxième Bombe, Informatique. Ce qu'on est en train de dire et ce que vous venez de dire à propos des cellules prouvent bien que cette puissance est à l'uvre maintenant dans l'être, dans l'espèce. Et donc le mot Bombe est bon. Les allemands disent Datenbomb. Wissenkrieg und Datenbomb, la guerre des connaissances et la Bombe de l'Information. Donc la question du corps est centrale même. C'est qu'avec le virtuel c'est plus la société, c'est d'abord le corps.

Adrien Sina: le corps est l'élément toxique dans le monde virtuel, c'est la tache que l'on n'arrive pas à supprimer et qui revient toujours

Paul Virilio: et pareil pour la société! Regardez, le chômage maintenant est un phénomène de masse, un phénomène structurel d'élimination de l'homme ou de la femme comme inutiles et surnuméraires. le chômage actuel n'a rien à voir avec un chômage conjoncturel. La pauvreté n'est plus une pauvreté de famine, de misère, c'est une pauvreté d'élimination, d'extermination de l'utilité de l'être. Tout simplement parce que la Bombe informatique commence à exploser. alors elle explose dans le travail, c'est-à-dire dans la pro-duction, mais elle explosera aussi dans la pro-création et le préservatif universel est là pour rappeler cette possibilité : le télé-sexe c'est ça.

Voilà ce qu'on peut dire dans un premier temps. C'est des questions ouvertes qui sont malheureusement interdites de séjour. Ce qu'on a abordé là, vous et moi, on ne l'entend pas, on ne veut pas l'entendre. Je ne peux pas en parler en France. Je peux en parler avec des amis étrangers, je ne peux pas en parler en France, c'est interdit de séjour. Les urbanistes ne veulent pas que l'on parle de cette possibilité d'une ville virtuelle qui viendrait parasiter la ville réelle. C'est du futurisme, de la science-fiction. Si on parle de la question des corps, de la question de la téléprésence. J'ai fais 4 ans de séminaire au Collège International de Philosophie. J'ai démissionné après 4 ans - j'étais nommé pour 6 ans. À part Derrida qui étais intéressé, les philosophes ne voulaient pas aborder la question de la téléprésence. Ils en étaient encore à la présence. Donc là encore interdit de séjour. On peut continuer comme ça. J'espère que vous y arriverez vous.

Il y a une là question philosophique majeure, une question philo-physique parce que pour la situation actuelle il faut faire se réunir de nouveau la physique et la philosophie. J'en parlais hier aussi dans cet entretien, le grand malheur c'est qu'Einstein et Bergson n'ait pu dialoguer. Ils se sont rencontrès, ils ne se sont pas compris. Bergson a trouvé que c'était complètement idiot ce que lui racontait Einstein et Einstein n'a pas compris ce malentendu avec Bergson. S'il y a quelqu'un qui pouvait comprendre Einstein c'est bien Bergson, mais il n'a pas marché.

La question du temps et de l'information implique inévitablement le retour de la physique à la philosophie et de la philosophie à la physique. On ne pourra pas traiter de la question du temps en temps réel qui permet la télé. Je rappelle que la révolution actuelle n'est pas une révolution de l'information, c'est une révolution de la télé, c'est-à-dire des transmissions et des émissions. C'est parce qu'on émet et on reçoit à la vitesse de la lumière que le phénomène de l'information est un phénomène important. Si l'information en elle même n'est rien, c'est le feed-back qui compte. C'est donc le fait d'avoir butté contre le mur, d'avoir atteint le mur de l'accélération, c'est-à-dire de la vitesse électromagnétique. Donc là encore c'est une question qui est interdite.

Adrien Sina: je suis très attaché à votre rapprochement entre la physique et la philosophie. Mes réflexions sur les Fluctuations Fugitives amorcaient une interprétation singulière de ce passage du Timée (30a-36b) où Platon évoque la question d'un Vivant à échelle cosmologique. Là, contrairement aux idées reçues ce sont des équations amorphes et organiques, des géométries courbes et inflatoires qui définissent les paramètres instables ou fluctuants du Temps et de l'Espace. Tout ceci préfigure une vision des réflexions futures où la physique et la biologie feront corps, puisque la physique ne décrit plus un monde mécaniste et que le biologique n'est plus uniquement organique : les puces informatiques à mémoire génétique qui interagissent avec des circuits optiques, les macro-phénomènes du vivant aux échelles géographiques ou les épanchements épidémiques procèdent des mêmes questions de chaos

Paul Virilio: d'aléatoire

Adrien Sina: de complexité ou d'indétermination que les turbulences météorologiques ou macro-climatiques, que les fluctuations quantiques ou cosmologiques. Et en pensant à ce que vous disiez à propos de cette rencontre manquée entre la physique et la philosophie, il s'est opéré je ne sais quand une brisure de symétrie, une différenciation entre les forces comme dans les transitions de phases en physique, qui a donné lieu à la brisure de cette symétrie entre le Ciel et la Terre qui définissait le monde antique. C'est probablement une des raisons qui font que symboliquement nous sommes désorientés, c'est-à-dire que nous ne savons plus quel type de civilisation nous sommes en train de préparer et nous n'avons plus de cap à tenir

Paul Virilio: c'est ce qui fait qu'on est dans le Babelien supérieur. Le Babelien inférieur c'était la Tour et le Langage, le Babelien supérieur, c'est effectivement la confusion de l'information et des temps. La confusion des temps, la phrase de Shakespear: "le temps est hors de ses gonds" dans Hamlet, c'est fabuleux, c'est-à-dire que le temps historique c'est le temps de l'alternance du jour et de la nuit c'est le temps des cycles, des fuseaux horaires, mais aussi et c'est pour ça la notion de gonds, la Terre fait tourner le jour et la nuit et le temps est le temps du jour et de la nuit. Maintenant on a créé un temps en dehors des gonds et on a réalisé Shakespear. Donc "le temps est hors de ses gonds", c'est une phrase de Shakespear qui s'accomplit totalement, on peut appeler ça le temps mondial ou le temps réel, mais c'est un temps hors de ses gonds.

Alors une autre illusion qui est extraordinaire, je le dis dans la préface de La Vitesse de la Libération, c'est l'illusion qu'en dehors des surfaces habitables de l'atmosphère, des atmosphères, il y a de l'espace. C'est l'idée de la conquête de l'espace, du ciel ouvert. Mais attention, il n'y a pas d'espace dans le cosmos, il y a un vide intersidéral, vide relatif, mais c'est sûrement pas de l'espace. Même si on peut y aller nous sommes devant une coupure radicale. Ce qui se passe sur la Lune et entre la Lune et les étoiles n'est pas de l'espace. Le temps pour l'homme est dominant. Donc là il y a un débat, il faut revenir, l'espace est limité à l'habitabilité. Les planètes sont les lieux de l'espace parce que ce sont les lieux de l'habitat et là aussi il y a d'énormes questions.



Adrien Sina: cependant la trace de l'habitation humaine à déjà atteint avec les sondes Pioneer et Voyager les confins du système solaire

Paul Virilio: oui, bien-sûr, mais ce n'est pas de l'espace

Adrien Sina: il y a une dimension dans l'expansion de l'espace qui lie l'habitation humaine aux limites les plus éloignées de ses savoirs et de son imaginaire depuis des millénaires

Paul Virilio: ce n'est pas de l'espace, pour l'instant on appelle ça de l'espace parce que c'est plus simple, parce qu'il y a la possibilité de passer, mais c'est pas parce qu'on peut passer de la Terre des hommes au vide intersidéral qu'il s'agit d'espace. J'ai commencé à parler de ces choses-là dans l'Espace Critique et d'une certaine façon ça introduisait la possibilité d'un espace virtuel. Et donc moi je crois que - vous avez dit la rupture entre le Ciel et la Terre - je crois qu'il y a une autre rupture qui est en train de s'établir entre la Terre de l'espace et le monde du Temps où le temps est dominant. Les sondes qui sont partit à la découverte et demain des Hommes, ne sont en réalité pas dans l'espace, ils sont dans le trajet de leur véhicules comme on est dans le trajet d'un TGV et on n'est pas dans le paysage. Sauf que dans le trajet de leur fusées et de leurs sondes on ne peut pas descendre en marche, parce que c'est inhabitable. Il y a une énorme question. Là encore c'est une énorme question et c'est un des grands thèmes pour moi ce "outland". Le film "L'Étoffe des Héros" est la célébration hollywoodienne de la conquête de l'Espace, ces hommes qui veulent échapper grâce à la vitesse de libération à l'habitat de la Terre, à l'habitat-monde, et le film "Apollo 13" c'est : on rentre à la maison. C'est pas ceux qui partent, c'est ceux qui rentrent

Adrien Sina: c'est ceux qui ont un corps aussi

Paul Virilio: eh oui, eh bien sûr. Et ce qui est très intéressant dans Apollo 13 c'est le moment où Cooper s'aperçoit que ce n'est pas sûr qu'on rentre, ils ont encore quelques petites fusées pour alligner la Terre et la question se pose: on pourra pas se servir beaucoup des fusées pour alligner la rentrée. Alors il y a deux solutions: on vise la Terre et on sait qu'on va se brûler dans les hautes couches de l'atmosphère parce qu'on va arriver trop net, ou on prend l'hypothèse d'échapper, de ricocher et de partir dans le vide - non pas dans l'espace - et les trois disent: non on rentre à la maison, on préfère brûler en rentrant dans les couches de l'atmosphère que de partir dans le néant que l'on appelle espace. Je trouve ça très important. C'est la première fois que la conquête de l'espace repose la question de l'habitat, de l'être-au-monde

Adrien Sina: d'appartenance à la planète

Paul Virilio: plus qu'à la planète au sens d'une ville, c'est au sens de l'être-au-monde. Mais là encore, vous voyez que ces questions-là se touchent toutes. La ville-monde elle est liée à cela. La ville du temps réel elle est liée à cette question là

Adrien Sina: mais tant qu'il n'y a pas de menace ou de danger réel on n'a pas cette notion de mise en relief d'un monde, de localisation d'un habitat. On a besoin de guerre pour défendre un territoire

Paul Virilio: de guerre ou d'accident, l'accident d'Apollo 13 ou tout d'un coup pour eux revoir la Terre au loin devient quelque chose d'extrêmement important
Adrien Sina: mais pensez-vous que tout ceux qui sont dans leur confort comme vous le disiez pourront se saisir de ces questions tant que toutes ces menaces demeurent quasiment potentielles ou virtuelles

Paul Virilio: elles commencent à être réelles à travers le travail. Le fait d'arracher le travail à l'homme et c'est la tentation actuelle avec l'hyprer-productivité des machines et des robots, c'est le début. On ne peut pas retirer le travail de l'Homme. Il y a en ce moment une énorme question qui est tombée sur les peuples et là ça touche tout le monde à travers le chômage, à travers les gens qui sont dans la rue. C'est : demain on travaillera plus. Et comment on va vivre? Ça personne ne répondra. Et quand la Gauche dit on va partager le travail et quand on dit on va réorganiser les petits boulots, vous vous moquez du monde ou quoi? Vous savez ce que c'est l'uvre? Vous avez tellement pensé au travail comme aliénation à travers le marxisme que vous n'avez encore pas compris à quel point être et faire c'est la même chose. Si vous retirez le faire, vous retirez l'être. Et par contre des million de gens commencent à comprendre ça dans le monde entier. Les événements de Décembre en France ont été un signe, mais il y en aura d'autres dans le même sens

Adrien Sina: je suis très sensible au point de vue éthique de vos préoccupations vis-à-vis de l'uvre et de l'être. Je pensais aussi qu'il fallait se débarrasser du mot travail qui est lié à une codification, et que l'uvre humaine serait plus appropriée, toute cette uvre qui n'est jamais reconnu comme travail par aucune législation et qui s'accompli pour la survie au quotidien. Et cette uvre silencieuse , cette résistance muette est probablement plus difficile à arracher au réel que ce que l'on pourrait croire





Paul Virilio: en tous les cas c'est à travers cette question que se fait entendre à l'échelle du monde entier, des plus pauvres, des plus riches, des plus intelligents, des plus idiots, la question qu'on a abordé ce soir à travers la suppression du travail - je ne parle pas de salaire mais de travail. Si l'Homme est inutile comme pro-créateur et comme pro-ducteur je me demande à quoi il sera utile. C'est la grande question. S'il est inutile comme soldat - je rappelle la tripartition: le Prêtre, le Paysan, le Soldat - s'il est inutile comme soldat, s'il est inutile comme travailleur, paysan ou ouvrier, s'il est inutile comme procréateur - ingénierie génétique - je me demande à quoi l'homme est nécessaire politiquement. Or cette question, encore une fois n'est pas posée. Ce sont des questions tragiques et tant qu'on n'osera pas ensemble et pas seulement à deux de poser vraiment toutes ces disparitions : et du travail et de la production et de la procréation et de la destruction - c'est un métier de faire la guerre - on n'aura pas posé la question de la virtualisation, la question des corps, la question de l'être-au-monde

Adrien Sina: beaucoup de contributions théoriques aux Fluctuations Fugitives posent cette question du corps avec cette nécessaire redéfinition de sa place dans cet environnement technologique. Et comme vous dites, tant qu'on n'a pas fait cette démarche, aucune réflexion sur la ville ou sur l'architecture n'a de validité

Paul Virilio: et en plus aucune réflexion sur la pauvreté ne pourra vraiment s'adapter à la pauvreté contemporaine. Il y a quand-même une chose qui est extraordinaire: la pauvreté est toujours nouvelle. Il y a toujours des veuves, des orphelins, des gens qui meurent de faim mais les conditions de leur pauvreté ne sont jamais les mêmes. Et donc le renouvellement de la pauvreté est en soi un problème. Or pour répondre à la pauvreté contemporaine il faut réfléchir à sa nature, pas simplement donner à manger aux miséreux, à ceux qui meurent de faim, ou vêtir des orphelins, mais qu'on trouve la nature de la pauvreté

Adrien Sina: la pauvreté doit indiquer le chemin, c'est un signal, un signal à la fois d'alarme

Paul Virilio: et prophétique, elle est prophétique
Adrien Sina: elle est aussi un signe prémonitoire. Il y a une dimension de grandeur dans ce signe, mais qui saura le lire? On essaye plutôt de gommer ce signe, de le cacher, de le chasser hors de vue

Paul Virilio: oui parce qu'on a peur

Adrien Sina: on a peur de l'interpréter



Paul Virilio: on a toujours peur des signes. d'ailleurs on peut dire que ce qui s'est passé en Décembre est d'une certaine façon une manifestation de peur collective. En ce moment la France meurt de trouille et moi ça me rappelle ce que j'ai connu pendant la guerre. La peur individuelle tout le monde sait ce que c'est mais ça n'a rien à voir avec la peur collective. La peur collective, comme on a dit, est une peur contagieuse et elle déclanche des fantasmes de toutes natures qui peuvent aller jusqu'au pire. On ne peut rien comprendre à l'Allemagne Nazi, au Fascisme ou à des phénomènes de possessions collectives sans la peur collective. et pendant les périodes riches, les 30 glorieuses, on n'avait pas cette peur-là. Il y avaient toujours des peurs individuelles mais pas de peur collective puisqu'il y avait une richesse, un plein emploi. On ne peut pas savoir ce qui peut sortir - et c'est l'homme qui a vécu la deuxième guerre mondiale qui vous parle - on ne peut pas savoir ce qui peut sortir de cette contagion de la peur collective en France et dans le Monde.

Les phénomènes de panique sont des phénomènes politiques, pas simplement des phénomènes psychologiques. J'avais écrit un texte dans la revue Traverse qui s'appelait "Ville-panique" où on analysait les phénomènes de peur liés à un événement, à un tremblement de terre, à une contamination, à la peste. C'est un état.
La peur individuelle et la peur collective ne sont pas de même nature, je dirai que la peur individuelle est utile, la peur collective est souvent nuisible parce qu'on ne sait pas où on va

Paris, Jeudi 11 Janvier 1996.



Publication: INTER Art Actuel , n° 66 , "L'Urbanité Virtuelle -
l'Être-au-Monde au Temps Réel", entretien Paul Virilio - Adrien Sina, Québec, Juillet 1996

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